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lecture de mazelannie

14 juin 2012

Etats-Unis - Cynthia Ozick : Corps étrangers

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Corps étrangers Corps étrangers de Cynthia Ozick

Californien, le héros de Corps étrangers décide de s'installer en France au début des années 1950. ll y fait la connaissance d'une jeune roumaine dont la famille a été déportée. 


Une toute petite dame et une très grande oeuvre. Une toute petite dame aux cheveux blancs, aux lunettes cerclées de noir et à la voix chantante. Une très grande oeuvre, qui ne compte guère plus de dix titres, mais qui aura réussi à transbahuter les jouvences du réalisme magique sur ces vaisseaux fantômes où s'entassèrent, au XXe siècle, tous les réfugiés de la planète, tous ceux qui furent chassés de leurs terres ou de leurs communautés par la barbarie de l'Histoire. Car c'est l'exode -sous toutes ses formes- qui hante Cynthia Ozick, l'éternelle exilée qui s'est inventé une patrie de mots et de papier, un jardin où elle sème les graines d'une écriture toute en contrastes. Féerique et flamboyante comme celle de Singer. Tourmentée et cinglante comme celle de Bellow ou de Roth. Quant aux personnages préférés de la New-Yorkaise, ce sont les voyageurs sans bagages d'un monde sans racines. Et l'auteur de Corps étrangers leur ressemble: lorsqu'elle vit le jour -en 1928-, ses parents venaient de jeter l'ancre au coeur du Bronx, après avoir fui les pogroms dans leur Russie natale. 

A l'époque, ce quartier n'avait pas grand-chose à voir avec celui d'aujourd'hui. Il n'y avait presque rien, quelques ruelles, un paysage semi-rural où le père de la petite Cynthia ouvrit une pharmacie qui ressemblait à l'antre d'un alchimiste. A l'école, elle était la seule Juive, mais beaucoup de ses camarades étaient aussi des enfants d'émigrés, allemands ou suédois, irlandais ou italiens. Un véritable melting-pot, dont la fillette s'échappait souvent pour dévorer les livres qui arrivaient grâce à une bibliothèque ambulante -un camion poussif, qui déversait sa cargaison de merveilles dans une cour où grognaient cochons et chiens errants. Cynthia Ozick n'a pas oublié l'enchantement de ses premières lectures, des contes de fées, des sornettes, des fariboles à quatre sous, et ce livre qui la fascinait parce que l'héroïne était une gamine qui rêvait de devenir romancière. "Toute petite, se souvient-elle, je savais que je lui ressemblerais. Avant même de connaître l'alphabet, je dictais des poèmes à ma mère. Je suis née écrivain. Ce n'est pas un choix de vie, cela fait partie de mes gènes." 

A la maison, Cynthia Ozick aimait aussi écouter sa grand-mère, qui lui racontait en yiddish des histoires tirées de la Bible, du folklore russe ou des légendes chères aux frères Grimm. Plus tard, elle découvrit Forster, James -son futur mentor-, Tolstoï, Proust et Gide, dont elle a lu et relu Les Faux-Monnayeurs. Cette lumière salutaire venue des grands aînés allait irradier son oeuvre mais il y a aussi, sous sa plume, la part du diable: les séquelles de l'Holocauste. Même si les membres de sa famille proche n'ont pas été victimes des camps, elle appartient à la génération d'Anne Frank et, pendant sa jeunesse, elle a partagé les tourments de tous ceux que le nazisme avait boutés hors d'Europe. 
Ces apatrides, Cynthia Ozick les a mis en scène dans ses livres et elle est depuis longtemps l'une des voix les plus attachantes de ce qu'on appelle "la littérature juive américaine", une expression qui lui semble chargée de contradictions. "Le romancier, explique-t-elle, est libre de toute contrainte, c'est un démiurge, un dieu créateur. A l'inverse, le Juif vit sous la contrainte d'un code de conduite très strict. En plus, il est voué au monothéisme et il lui est interdit de sacrifier à l'idolâtrie alors que l'écrivain, lui, passe son temps à inventer des images et des idoles. Il doit aussi pouvoir pactiser avec le Mal, être capable d'entrer dans la peau des démons et des assassins. Un Juif, au sens où je l'entends, a au contraire un devoir de justice et de responsabilité." 

 Ce paradoxe, Cynthia Ozick l'assume en faisant de la religion un art et, de l'art, une religion. Dans son pays, elle s'est d'abord imposée par ses recueils de nouvelles (Le Rabbi païen, Lévitation) avant de signer des romans hantés par le génocide juif: Le Châle, récit d'une survie dans l'enfer d'Auschwitz, puis le remarquable Messie de Stockholm, une chasse spirituelle dont l'objet est un manuscrit perdu de Bruno Schulz, le Kafka polonais assassiné par un SS en 1942. A lire, aussi, Un monde vacillant, une magistrale parabole sur l'exil: Cynthia Ozick y raconte le naufrage d'une famille d'universitaires berlinois réfugiés dans le Bronx, où un étrange prophète surgi des limbes viendra leur ouvrir les portes de la rédemption. 

Sur ces ténèbres, l'écriture de l'Américaine scintille comme une guirlande et virevolte comme un pollen magique. Tout ce qu'elle effleure, elle le féconde par la rêverie, elle le transfigure pour offrir un supplément d'âme à une époque vouée à la disgrâce. "Pourquoi, moi qui ai si peur du cannibalisme qu'est l'art du conteur, ai-je toujours envie d'histoires et encore d'histoires?" demande Cynthia Ozick. La réponse, c'est que les histoires, pour elle, sont une manière de renaître et de retrouver le paradis perdu de sa petite enfance, lorsqu'elle fut happée par le merveilleux dans le Bronx des années 1930. 

A la fin de la guerre, alors qu'elle sortait de l'adolescence, elle vit pas mal d'Américains partir vers cette Europe que certains d'entre eux avaient dû quitter dans l'urgence. Ils y cherchaient l'ivresse et l'exotisme, sans savoir qu'ils y trouveraient d'autres désillusions. C'est le sujet du nouveau roman de Cynthia Ozick, Corps étrangers, où, une fois encore, elle met en scène des personnages déracinés, des âmes errantes que les vents balayent comme des fétus de paille, d'un pays à l'autre. Julian Nachtigall, le héros, est un jeune expatrié qui a fui sa Californie natale -"une terre d'ignorance", lance-t-il- et qui a débarqué à Paris au début des années 1950 en croyant que Saint-Germain-des-Prés serait un éden. Il n'y a trouvé qu'un modeste boulot de barman avant d'y rencontrer une autre vagabonde, Lili, une Roumaine dont la famille a été déportée à la fin de la guerre. Pendant ce cauchemar, elle a perdu un époux et un enfant, et c'est d'une ombre pathétique que s'est entiché Julian. Elle lui "enseigne la connaissance de la mort", écrit Cynthia Ozick, qui raconte comment ce couple vivote dans le Paris des existentialistes en squattant l'appartement luxueux d'un charlatan, Montalbano, sorte de docteur Folamour qui ne vend que du mensonge. 

De l'autre côté de l'Atlantique, le père de Julian -Marvin, un foutraque inculte, un monstre de mégalomanie- a réussi à convaincre sa soeur Doris de s'embarquer pour Paris. Sa mission? Retrouver les traces du fils ingrat. Et lui ordonner de rentrer au bercail, cette Californie où il étouffait -il dit avoir voulu "s'exiler de son père"- et où sa mère Margaret est en train de sombrer dans la démence, derrière les murs d'un asile... D'un personnage à l'autre, Cynthia Ozick orchestre un ballet amer de "corps étrangers", des êtres chassés d'eux-mêmes par la folie, par l'orgueil, par la guerre, par l'Histoire ou par le désir de briser la tutelle paternelle. "Nous sommes des fugitifs. Comme Hansel et Gretel. Sauf que nous n'avons jamais eu l'intention de semer des miettes de pain pour retrouver notre chemin", dit un des protagonistes de ce récit dont la trame rappelle celle des Ambassadeurs de Henry James. 

 Avec cet auteur, Cynthia Ozick voulait se mesurer depuis longtemps. Elle l'admirait tellement qu'il lui faisait peur, explique-t-elle, mais elle est parvenue à surmonter ses inhibitions en écrivant ce roman. Un roman magnifique qui, dans la confusion de l'après-guerre, explore toutes les figures du déracinement, à la fois social, politique et psychologique. Comme si l'existence était un gouffre insondable, une mer trop vaste condamnant les êtres à une éternelle dérive. Mais, sous la bourrasque, telle une étoile dans la nuit, la prose de Cynthia Ozick s'embrase pour éclairer tous ces naufragés auxquels elle tend la main, de livre en livre. 

Smile Extrait :
"A cette époque, il y avait des étrangers partout dans Paris. C'étaient d'abord de jeunes Américains qui se disaient "expatriés", alors qu'ils n'étaient que des touristes littéraires en visite prolongée, entichés de légendes sur Hemingway et Gertrude Stein. Ils échangeaient amants des deux sexes selon un savant système de rotation, jouaient à l'existentialisme, se vantaient d'avoir aperçu Sartre aux Deux Magots et revendiquaient fièrement leur jeunesse. L'autre contingent d'étrangers - les fantômes - était polyglotte. De leurs bouches, jaillissaient toutes les cadences de l'Europe. A l'inverse des Américains, ils fuyaient le passé. Ces Européens avaient subi une attaque de l'Europe ; ils portaient le tatouage de l'Europe. Bien qu'ils eussent afflué à Paris, la guerre était encore en eux. C'étaient des déplacés, des temporaires, des temporisateurs." -Cynthia Ozick raconte le déracinement
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